Vingt et un auteurs mauriciens en mer...
Depuis la mi-novembre dernier, bibliophiles et amateurs de Belles Lettres locales ont la possibilité de savourer le contenu du recueil 2004 de nouvelles trilingues (français, anglais et créole), publié grâce au tandem Rama Poonoosamy-Barlen Pyamootoo et de leurs collaborateurs de l’agence de communications Immedia. En ces temps de disette littéraire et compte tenu des difficultés à assurer la survie de la publication d’œuvres littéraires et poétiques, il ne faut pas craindre répéter tout le bien qu’il faut penser de cette folle aventure, commencée, en 1994, avec Le tour de l’île en quatre-vingts lieux et poursuivie depuis avec Au tour des femmes, Demain et après, Au nom de l’amour, Kaléidoscope, Histoire d’enfants, Nocturnes, Zistwar fer per, Travel Stories, Investigations et à présent En mer.
Première qualité de ce recueil est de permettre au lecteur, d’apprécier, pour un prix abordable (Rs 250), la prose, le style, les idées chères, les astuces littéraires d’une vingtaine d’écrivains contemporains et non des moindres, tels Ananda Devi, Edouard Maunick et Shenaz Patel, Lilian Berthelot, Sedley Assonne, etc. Ramesh Ramdoyal, Loga Virahsawmy, Shyam Roy, Sailesh Ramchurn, Yash Nursinghdass, Audrey Harelle, Sushila Gopaul, Michel Gautier, Lindsey Collen, Thierry Chateau et Mohunparsad Bhurtun complètent utilement cet aréopage.
Une étrange pré-vision du tsunami dévastateur
Conçue en 2004, la couverture de Lor la mer dégage un aspect prophétique, en dramatisant à outrance la vision de cette vague terrifiante courant à l’assaut d’une de nos pirogues.
Si ce n’est pas une pré-vision du tsunami dévastateur et meurtrier du 26 décembre dernier, cela lui ressemble étrangement. Mais qui a poussé le tandem Poonoosamy-Pyamootoo à devancer un événement aussi apocalyptique ? Qui donc a pu leur souffler l’inspiration de cette image de « fin du monde » pour reprendre l’expression d’un des auteurs, Jean Claud Andou ?
Il n’y aurait pas eu cette vision dantesque du 26 décembre dernier – Boxing Day mémorable entre tous les coups de massue reçus à ce jour par les Mauriciens ayant connu Alix et Carol et se souvenant encore du 29 avril 1892 – qu’on aurait été en droit de s’étonner du pessimisme foncier se dégageant de la plupart des nouvelles composant ce recueil. Mais que sont la noyade du véliplanchiste allemand Oliver Manli Schraben, la dérive funéraire de l’imprévoyant Ton Daniel, le surmenage meurtrier du cupide Ti Polo, le faux sauvetage d’une ancienne hôtesse de l’air, l’orage déclenché par une fausse couche, la folie amateuriste de l’acquisition de la pirogue-outil de travail d’un loup de mer à la retraite, la submersion dans l’alcoolisme et la misère qu’il engendre ou encore la traite d’êtres humains, par rapport aux vagues géantes et dévastatrices auxquelles on attribue à ce jour plus de 200 000 morts et autant de disparitions, sans mentionner les centaines de milliers d’histoires inhumaines inachevées ?
Deux autres nouvelles échappent de la caraille des catastrophes individuelles, au sein desquelles l’insécurité se taille la part du lion, mais pour mieux tomber dans le feu d’un racisme exacerbé au point de reprocher aux Banjaras leurs yeux gris et en faire la source de toutes nos petites misères quotidiennes et les forcer à l’exil non sans pérenniser à jamais la mémoire de leur malédiction, en violant leurs femmes afin qu’elles soient « amples » du fruit de leur différenciation impardonnable et que les enfants ainsi imposés aux bien-aimées par les non-aimés deviennent inacceptables, au point de transformer leur naissance à une inexorable mise à mort. L’autre image raciste, si elle n’a pas la profondeur de la vive plaie, faite à l’âme du peuple Banjaras, nous renvoie par ses origines tectoniques et aux autres séismes engendrant des tsunamis. Il s’agit du dynamitage d’une partie d’une île pour que les bien nés n’aient plus à supporter les différences de ceux n’ayant pas droit de naissance à l’acte de naissance idoine.
C’est dire toute la richesse philosophique ce livre tournant autour
du thème de la mer. Celle-ci est présentée manifestement comme un élément hostile au genre humain. Même Mira qui se croit protégée parce quelle vénère l’océan au point de « murmurer à l’oreille de la mer » et parce que sa nénène malgache a jeté dans les flots son cordon ombilical au lieu de l’enterrer sous le premier cocotier venu, même Mira qui baptisera sa fille Océane, sera engloutie au fond des mers. Emportée il est vrai par un des deux dauphins, compagnons des jours heureux et des jours mauvais de Soobhowti, alias Madame Sarité.
La mer est pourtant nourricière. Elle pourrait nourrir la famille de Ton Daniel s’il ne commet pas l’imprudence de partir à la pêche sans une réserve de carburant, en confiant son sort à une ancre incertaine, et en négligeant les avantages de la voile et des avirons en cas d’ennuis mécaniques. En dépit de quelques orages, la mer nourrit convenablement Iderse et Line. Elle pourrait même enrichir Ti-Polo de Trou-d’Eau- Douce s’il avait assez de bon sens pour comprendre qu’un barachois naturel, ignoré de tous, peut être le meilleur des trésors si on en fait bon usage et qu’on se contente de ce qu’il nous faut pour vivre décemment.
À propos de trésor, il faut faire l’impasse sur le héros de Yash Nursighdass, convaincu qu’il peut mettre la main sur le trésor légendaire d’Olivier Levasseur dit La Buse. Cette nouvelle prend l’allure d’une galéjade aussi grosse que la « sirène » de la Pointe-aux-Piments, non taillée dans le roc mais coulée en béton par feu Yves Forget, un de nos comédiens dramatiques ayant eu le plus de succès sur les scènes parisiennes.
La mer est aussi nourricière quand elle se prête aux jeux nautiques dont raffolent touristes, surfeurs et véliplanchistes étrangers, à l’instar de l’infortuné Oliver Manli Schraben. Faut-il là encore ne jamais faire fi des règles de sécurité élémentaires. L’homme ne doit jamais oublier que, sous ses aspects de danseuse « le long des golfes clairs » et sous ses « reflets d’argent », la mer sait se déchaîner pour rappeler à ceux, qui s’aventurent sur ses flots qu’ils ne sont plus sur leur élément naturel et qu’ils n’ont pas intérêt à faire les fanors.
Une mention toute spéciale doit être faite de la nouvelle d’Edouard Maunick décrivant ses années de galère à Paris et à Sainte-Lucie mais racontant aussi le témoignage d’une victime de la traite des blanches à Caracas. Nous sommes en mesure de confirmer que, dans les années 1950, courait une rumeur de jeunes femmes disparaissant mystérieusement, le plus souvent après s’être rendues dans les cabines d’essayage de certains magasins parisiens, pour se retrouver ensuite dans des bordels sud-américains ou proche-orientaux. Elle fit longtemps frissonner les chaumières alors.
Quant à la nouvelle d’Ananda Devi Nirsimooloo-Anenden, intitulée Les Banjaras elle contient tant de richesses littéraires et philosophiques, elle invite tellement à réfléchir plus profondément sur les racines et les fruits les plus toxiques du racisme qu’on ne se lasse pas de lire ses pages et qu’on ne peut qu’espérer la parution rapide de ce roman inédit. La place fait ici défaut pour une analyse moins sommaire d’un texte qui promet une qualité hors norme.
Comment ne pas savoir gré à Rama Poonoosamy et à Barlen Pyamootoo de nous ramener dans leurs filets éditoriaux une pêche aussi miraculeuse et la mettre à la disposition des affamés littéraires que nous devons être.
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